Selon la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions, le sentiment d’injustice d’être poursuivi à tort car étant en état de légitime défense ne peut être retenu comme un facteur aggravant du préjudice moral car il n’est pas lié à la détention provisoire elle-même mais à sa mise en examen.
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel.
Cette requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l’article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
M. [Y] [S], de nationalité jamaïcaine, a été mis en examen pour tentative de meurtre et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Après un renvoi devant le tribunal correctionnel de Bobigny, il a été finalement renvoyé des fins de la poursuite. Il a ensuite adressé une requête au premier président de la cour d’appel de Paris pour être indemnisé de sa détention provisoire, demandant des sommes au titre de son préjudice moral et matériel. L’Agent Judiciaire de l’Etat et le procureur général ont également formulé des conclusions sur cette affaire.
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel.
Cette requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l’article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
M. [S] a présenté sa requête aux fins d’indemnisation le 4 octobre 2022, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de relaxe est devenue définitive, et justifie du caractère définitif de cette décision par la production du certificat de non appel en date du 6 septembre 2022 du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny.
Sa requête est donc recevable pour une détention provisoire de huit-cent-cinquante jours.
Sur l’indemnisation
– Sur le préjudice moral
M. [S] considère qu’il a subi un choc carcéral violent car il n’avait jamais été incarcéré auparavant. Il évoque aussi un sentiment d’innocence et d’injustice car il a agi en état de légitime défense et n’a fait que se défendre. Il invoque également le fait qu’il a été placé dans un isolement linguistique, culturel et social dans la mesure où il ne parlait qu’anglais et créole jamaïcain et n’a pas pu communiquer avec les surveillants et les autres détenus. Il considère que la dégradation de son état de santé physique est directement liée à l’absence de prise en charge médicale adaptée au regard de ses symptômes, qui auraient nécessité une prise en charge spécialisée médicale et chirurgicale rapide. C’est ainsi notamment que son état de santé déjà délicat s’est notablement aggravé en détention car il n’a pas pu poursuivre ses traitement médicaux antérieurs et il a développé des fistules annales qui sont imputables à sa détention. Il indique avoir eu plus de 210 rendez-vous médicaux au cours desquels la posologie de certains médicaments a été augmentée. Il évoque également la durée longue et traumatisante de sa détention pendant 850 jours. Il expose enfin avoir eu un sentiment d’angoisse d’être condamné à tort. C’est pourquoi, il sollicite l’allocation de la somme de 65 104,50 euros en réparation de son préjudice moral.
L’agent judiciaire de l’Etat considère que la demande d’indemnisation du préjudice moral est fondée en son principe et que pour apprécier l’importance du choc carcéral, il convient de tenir compte de l’absence de passé carcéral du requérant, son âge, sa situation matrimoniale, le fait qu’il ne parlait pas convenablement la langue française, que son état de santé s’est tout de même dégradé durant sa détention, mais pas dans les proportions indiquées puisque les fistules annales ne sont pas dues à la détention. Concernant la durée de cette détention, elle n’est pas constitutive d’un facteur d’aggravation du choc carcéral mais un élément d’appréciation de ce dernier pour déterminer le montant de l’indemnisation. Le sentiment d’injustice et son état de légitime défense ne peuvent être pris en compte au titre de l’aggravation de son préjudice moral lié au placement en détention provisoire.
Le procureur général considère que le requérant a subi un choc carcéral important car le casier judiciaire de M. [S] ne fait état d’aucune peine d’emprisonnement. Il estime qu’il y a lieu de retenir partiellement seulement l’isolement linguistique car le requérant vivait depuis 2016 et que son état de santé ne s’est dégradé que partiellement en détention car il avait un état antérieur déjà très important et les fistules annales pré-existaient à son placement en détention provisoire.
Il ressort des pièces produites aux débats que M. [S] était âgé de 51 ans au moment de son incarcération et était célibataire et père de trois enfants issus de trois relations différentes dont il ignore tout de leur situation. Le bulletin numéro 1 de son casier judiciaire ne porte trace d’aucune condamnation. C’est ainsi que le choc carcéral initial a été important.
La durée de la détention provisoire, 850 jours en l’espèce, n’est pas non plus un facteur aggravant du préjudice moral mais un élément d’appréciation de celui-ci.
De plus, le requérant ne parlait qu’anglais et créole jamaïcain et a donc subi durant sa détention un isolement linguistique, mais pas complet, car M. [S] est en France depuis 2016 et possédait nécessairement au moins quelques rudiments de la langue française.
S’agissant de l’aggravation de l’état de santé de M. [S] durant sa détention, il y a lieu de noter que ce dernier indiquait lors de l’enquête de personnalité qu’il avait déjà, préalablement à son incarcération des douleurs chroniques au niveau de l’estomac, des problèmes oculaires et de la tension artérielle. Il précisait alors consommer régulièrement de l’alcool et de la résine de cannabis, ainsi que de la cocaïne de façon plus épisodique. C’est ainsi que la production d’ordonnances médicales et de rendez-vous au sein de l’unité sanitaire de la maison d’arrêt ne permet pas de démontrer l’aggravation de son état de santé, mais au contraire la poursuite du traitement de ses problèmes de santé antérieurs. S’agissant de l’apparition de fistules annales en détention, il ressort du compte rendu d’hospitalisation au sein de l’unité pénitentiaire de l’hôpital de la [8] du 5 au 10 novembre 2020 que l’exploration des fistules annales a démontré ‘qu’elles évoluaient par poussées depuis plus de 10 ans et que le patient n’avait jamais consulté un médecin pour cela auparavant’. Pour autant, dans le cadre des 210 rendez-vous à l’unité médicale de l’établissement pénitentiaire, certains médicaments ont vu leur posologie augmenter notablement, ce qui démontre que l’état de santé du requérant s’est tout de même aggravé durant son placement en détention provisoire.
Enfin, selon la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions, le sentiment d’injustice d’être poursuivi à tort car étant en état de légitime défense ne peut être retenu comme un facteur aggravant du préjudice moral car il n’est pas lié à la détention provisoire elle-même mais à sa mise en examen.
C’est ainsi qu’au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [S] une somme de 60 000 euros en réparation de son préjudice moral.
– Sur le préjudice matériel
Perte de revenus :
M. [S] expose qu’il était un artiste de reggae connu et qu’il bénéficiait d’un contrat de gestion avec la société [6]. Il indique avoir perdu la possibilité de faire des concerts et des spectacles durant sa détention provisoire, alors qu’il en faisait un nombre important auparavant comme un certain nombre de flyers produits aux débats le démontrent et sollicite l’allocation d’une somme de 50 396,22 euros, sur la base de 851 jours x par 59,22 euros par jour selon le SMIC, en réparation de ce préjudice.
L’agent judiciaire de l’Etat considère que la perte de chance de pouvoir effectuer des spectacles n’est pas suffisamment sérieuse mais seulement hypothétique pour pouvoir donner lieu à une quelconque indemnisation. Le contrat produit ne mentionne pas son nom et aucun justificatif de ses revenus antérieurs n’est produit aux débats. C’est ainsi qu’il conclut au rejet de la demande en ce sens.
Le procureur général estime que les éléments fournis par le requérant sont insuffisants à démontrer une perte de chance sérieuse de percevoir des revenus et ce, d’autant plus que ce dernier ne justifie pas en avoir perçu avant son incarcération, ni avoir effectué des recherches après son incarcération pour obtenir de nouveaux contrats. Il conclut donc au rejet de la demande.
Il est ainsi produit aux débats un contrat de gestion du 18 novembre 2017 conclu avec la société [5] pour une durée de trois ans jusqu’au 18 novembre 2020 afin de ‘poursuivre le développement de l’artiste en tant qu’artiste, DJ, producteur et animateur’ et en contrepartie la direction reçoit 25% des revenus nets de l’artiste. Pour autant aucune somme n’est indiquée dans ce contrat. Il est par ailleurs produit neuf flyers et affiches de spectacles et de concerts dont le nom de M. [S] n’apparaît que sur quatre d’entre eux. Il existe également une attestation de M. [U] indiquant que le requérant est l’auteur de plusieurs chansons qu’il a enregistrées avec lui qui ont donné lieu à un album qui est distribué par la société [4]. Il est enfin produit un contrat de prestation artistique pour le [9] avec un groupe dénommé ‘Ras Dumisani’ et non pas M. [S] en date du 20 juin 2022 dans lequel il est indiqué que l’ensemble du groupe percevra la somme de 1 000 euros. Ce groupe paraît être composé de 5 personnes dont M. [S]. Il est enfin versé aux débats un reçu selon lequel ce groupe aurait perçu effectivement la somme de 700 euros à l’occasion de ce festival.
C’est ainsi qu’il n’est à aucun moment produit le décompte annuel des revenus artistiques de M. [S] qui ne démontre avoir participé qu’à 4 spectacles entre 2017 et 2020 et un en 2022 où l’ensemble d’un groupe composé de 5 personnes a perçu la somme de 700 euros. Dans ces conditions la perte de chance d’avoir pu participer à des spectacles ou à des concerts durant son incarcération n’est pas suffisamment sérieuse au sens de la jurisprudence pour pouvoir être indemnisable et aucune somme ne sera allouée au requérant en réparation de son préjudice matériel.
Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [S] ses frais irrépétibles et une somme de 2 000 euros lui sera allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
– 60 000 euros en réparation de son préjudice moral
– 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile
Réglementation applicable
– Code de procédure pénale:
– Article 149: La personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire terminée par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement définitive a droit à une réparation intégrale du préjudice moral et matériel causé par cette détention.
– Article 149-1: La personne doit saisir le premier président de la cour d’appel dans les six mois suivant la décision définitive.
– Article 149-2: La requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles.
– Article R.26: Indique les informations à fournir dans la requête.
– Code de procédure civile:
– Article 700: Allocation de frais irrépétibles.
– Autres articles cités:
– Article 26: Détails sur la requête à présenter.
– Article 8: Détails sur l’hospitalisation de M. [S].
– Article 9: Contrat de prestation artistique pour le festival.
– Article 6: Contrat de gestion avec la société [6].
– Article 5: Contrat de gestion avec la société [5].
– Article 4: Distribution de l’album de M. [S].
– Texte de l’article 149 du Code de procédure pénale:
La personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire terminée par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement définitive a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel causé par cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel.
– Texte de l’article 700 du Code de procédure civile:
Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [S] ses frais irrépétibles et une somme de 2 000 euros lui sera allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Avocats
Bravo aux Avocats ayant plaidé ce dossier :
– Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre
– Victoria RENARD, Greffière
Mots clefs associés
1. Recevabilité
2. Détention provisoire
3. Réparation intégrale
4. Préjudice moral
5. Choc carcéral
6. Isolement linguistique
7. Aggravation de l’état de santé
8. Perte de revenus
9. Contrat de gestion
10. Frais irrépétibles
– Recevabilité : caractère de ce qui est recevable, c’est-à-dire admissible ou acceptable
– Détention provisoire : mesure de privation de liberté prise à l’encontre d’une personne en attente de jugement
– Réparation intégrale : indemnisation visant à compenser l’intégralité du préjudice subi par la victime
– Préjudice moral : atteinte subie par une personne dans sa dignité, son honneur ou son intégrité psychologique
– Choc carcéral : traumatisme psychologique causé par l’incarcération
– Isolement linguistique : situation dans laquelle une personne se trouve isolée en raison de la barrière de la langue
– Aggravation de l’état de santé : détérioration de l’état de santé d’une personne suite à un événement ou une situation particulière
– Perte de revenus : diminution des ressources financières d’une personne due à diverses circonstances
– Contrat de gestion : accord contractuel définissant les modalités de gestion d’une entreprise ou d’un bien
– Frais irrépétibles : frais engagés dans le cadre d’une procédure judiciaire et non susceptibles d’être remboursés
* * *
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 4 – Chambre 13
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 18 Mars 2024
(n° , 5 pages)
N°de répertoire général : N° RG 22/17829 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CGR7J
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d’appel, agissant par délégation du premier président, assistée de Victoria RENARD, Greffière, lors des débats et de la mise à disposition avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 29 Septembre 2022 par M. [Y] [S] né le [Date naissance 2] 1968 à [Localité 7] – JAMAÏQUE, demeurant Ayant élu domicile chez son avocat Me DEBARRE – [Adresse 1] – [Localité 3] ;
Comparant
Assisté par Me Solène DEBARRE, avocat au barreau de PARIS
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l’Agent Judiciaire de l’Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l’audience fixée au 05 Février 2024 ;
Entendu Me Solène DEBARRE assistant M. [Y] [S],
Entendu Me Fabienne DELECROIX, avocat au barreau de PARIS substitué par Me Célia DUGUES, avocat au barreau de PARIS, avocat représentant l’Agent Judiciaire de l’Etat,
Entendue Madame Marie-Daphnée PERRIN, Substitute Générale,
Les débats ayant eu lieu en audience publique, le requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [Y] [S], né le [Date naissance 2] 1968, de nationalité jamaïcaine, a été mis en examen du chef de tentative de meurtre par un juge d’instruction du tribunal judiciaire de Bobigny, puis placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis le 17 décembre 2019 par le juge des libertés et de la détention.
Pr ordonnance du 4 mars 2022, le magistrat instructeur a ordonné le renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel de Bobigny du chef de violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à 8 jours avec arme et en état d’ivresse et sous l’emprise de produits stupéfiants et l’a maintenu en détention provisoire.
Le 14 avril 2022, la 13e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Bobigny a renvoyé M. [S] fins de la poursuite. Cette décisions est désormais définitive comme en atteste le certificat de non appel en date du 25 juillet 2023 produit le 31 janvier 2024.
Le 4 octobre 2022, M. [S] a adressé une requête au premier président de la cour d’appel de Paris en vue d’être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l’article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans celle-ci, soutenue oralement,
– que sa requête soit déclarée recevable,
– le paiement des sommes suivantes :
* 65 101,50 euros au titre de son préjudice moral,
* 50 396,22 euros au titre de son préjudice matériel,
* 3 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions intitulées ‘observations n°1″ déposées le 26 juin 2023, M. [S] a maintenu ses demandes en développant ses facteurs d’aggravation du choc carcéral : avoir agit en état de légitime défense et aggravation certaine de son état de santé physique liée à une prise en charge médicale inadaptée, et de la réalité de son préjudice matériel : ne pouvant pas effectuer de concerts durant son incarcération.
Dans ses écritures, déposées le 26 juin 2023 et développées oralement, l’agent judiciaire de l’Etat demande au premier président de juger recevable la requête de M. [S], d’allouer à ce dernier la somme de 55 000 euros en réparation du préjudice moral subi par la détention du 17 décembre 2019 au 15 avril 2022, de débouter M. [S] de sa demande au titre du préjudice matériel et de ramener à de plus justes proportions la demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Le procureur général, reprenant oralement à l’audience les termes de ses conclusions déposées le 28 décembre 2023, conclut à la recevabilité de la requête pour une détention de huit-cent-cinquante jours, à la réparation du préjudice moral dans les conditions indiquées et au rejet de la demande au titre du préjudice matériel.
Le requérant a eu la parole en dernier.
SUR CE,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l’objet d’une détention provisoire au cours d’une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d’appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d’un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d’appel.
Cette requête doit contenir l’exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l’article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
M. [S] a présenté sa requête aux fins d’indemnisation le 4 octobre 2022, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de relaxe est devenue définitive, et justifie du caractère définitif de cette décision par la production du certificat de non appel en date du 6 septembre 2022 du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny.
Sa requête est donc recevable pour une détention provisoire de huit-cent-cinquante jours.
Sur l’indemnisation
– Sur le préjudice moral
M. [S] considère qu’il a subi un choc carcéral violent car il n’avait jamais été incarcéré auparavant. Il évoque aussi un sentiment d’innocence et d’injustice car il a agit en état de légitime défense et n’a fait que se défendre. Il invoque aussi le fait qu’il a été placé dans un isolement linguistique, culturel et social dans la mesure où il ne parlait qu’anglais et créole jamaïcain et n’a pas pu communiquer avec les surveillants et les autres détenus. Il considère que la dégradation de son état de santé physique est directement liée à l’absence de prise en charge médicale adaptée au regard de ses symptômes, qui auraient nécessité une prise en charge spécialisée médicale et chirurgicale rapide. C’est ainsi notamment que son état de santé déjà délicat s’est notablement aggravé en détention car il n’a pas pu poursuivre ses traitement médicaux antérieurs et il a développé des fistules annales qui sont imputables à sa détention. Il indiqua avoir eu plus de 210 rendez-vous médicaux au cours desquels la posologie de certains médicaments a été augmentée. Il évoque également la durée longue et traumatisante de sa détention pendant 850 jours. Il expose enfin avoir eu un sentiment d’ angoisse d’être condamné à tort. C’est pourquoi, il sollicite l’allocation de la somme de 65 104,50 euros en réparation de son préjudice moral.
L’agent judiciaire de l’Etat considère que la demande de d’indemnisation du préjudice moral est fondée en son principe et que pour apprécier l’importance du choc carcéral, il convient de tenir compte de l’absence de passé carcéral du requérant, son âge, sa situation matrimoniale, le fait qu’il ne parlait pas convenablement la langue française, que son état de santé s’est tout de même dégradé durant sa détention, mais pas dans les proportions indiquées puisque les fistules annales ne sont pas dues à la détention. Concernant la durée de cette détention, elle n’est pas constitutive d’un facteur d’aggravation du choc carcéral mais un élément d’appréciation de ce dernier pour déterminer le montant de l’indemnisation. Le sentiment d’injustice et son état de légitime défense ne peuvent être pris en compte au titre de l’aggravation de son préjudice moral lié au placement en détention provisoire.
Le procureur général considère que le requérant a subi un choc carcéral important car le casier judiciaire de M. [S] ne fait état d’aucune peine d’emprisonnement. Il estime qu’il y a lieu de retenir partiellement seulement l’isolement linguistique car le requérant vivait depuis 216 et que son état de santé ne s’est dégradé que partiellement en détention car il avait un état antérieur déjà très important et les fistules annales pré-existaient à son placement en détention provisoire.
Il ressort des pièces produites aux débats que M. [S] était âgé de 51 ans au moment de son incarcération et était célibataire et père de trois enfants issus de trois relations différentes dont il ignore tout de leur situation. Le bulletin numéro 1de son casier judiciaire ne porte trace d’aucune condamnation. C’est ainsi que le choc carcéral initial a été important.
La durée de la détention provisoire, 850 jours en l’espèce, n’est pas non plus un facteur aggravant du préjudice moral mais un élément d’appréciation de celui-ci.
De plus, le requérant ne parlait qu’anglais et créole jamaïcain et a donc subi durant sa détention un isolement linguistique, mais pas complet, car M. [S] est en France depuis 2016 et possédait nécessairement au mois quelques rudiments de la langue française.
S’agissant de l’aggravation de l’état de santé de M. [S] durant sa détention , il y a lieu de noter que ce dernier indiquait lors de l’enquête de personnalité qu’il avait déjà, préalablement à son incarcération des douleurs chroniques au niveau de l’estomac, des problèmes oculaires et de la tension artérielle. Il précisait alors consommer régulièrement de l’alcool et de la résine de cannabis, ainsi que de la cocaïne de façon plus épisodique. C’est ainsi que la production d’ordonnances médicales et de rendez-vous au sein de l’unité sanitaire de la maison d’arrêt ne permet pas de démonter l’aggravation de son état de santé, mais au contraire la poursuite du traitement de ses problèmes de santé antérieurs. S’agissant de l’apparition de fistules annales en détention, il ressort du compte rendu d’hospitalisation au sein de l’unité pénitentiaire de l’hôpital de la [8] du 5 au 10 novembre 2020 que l’exploration des fistules annales a démontré ‘qu’elles évoluaient par poussées depuis plus de 10 ans et que le patient n’avait jamais consulté un médecin pour cela auparavant’. Pour autant, dans le cadre des 210 rendez-vous à l’unité médicale de l’établissement pénitentiaire, certains médicaments ont vu leur posologie augmenter notablement, ce qui démontre que l’état de santé du requérant s’est tout de même aggravé durant son placement en détention provisoire.
Enfin, selon la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions, le sentiment d’injustice d’être poursuivi à tort car étant en état de légitime défense ne peut être retenu comme un facteur aggravant du préjudice moral car il n’est pas lié à la détention provisoire elle-même mais à sa mise en examen.
C’est ainsi qu’au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [S] une somme de 60 000 euros en réparation de son préjudice moral.
– Sur le préjudice matériel
Perte de revenus :
M. [S] expose qu’il était un artiste de reggae connu et qu’il bénéficiait d’un contrat de gestion avec la société [6]. Il indique avoir perdu la possibilité de faire des concerts et des spectacles durant sa détention provisoire, alors qu’il en faisait un nombre important auparavant comme une certain nombre de flyers produits aux débats le démontrent et sollicite l’allocation d’une somme de 50 396,22 euros, sur la base de 851 jours x par 59,22 euros par jour selon le SMIC, en réparation de ce préjudice.
L’agent judiciaire de l’Etat considère que la perte de chance de pouvoir effectuer des spectacle n’est pas suffisamment sérieuse mais seulement hypothétique pour pouvoir donner lieu à une quelconque indemnisation. Le contrat produit ne mentionne pas son nom et aucun justificatif de ses revenus antérieurs n’est produit aux débats. C’est ainsi qu’il conclut au rejet de la demande en ce sens.
Le procureur général estime que les éléments fournis par le requérant sont insuffisants à démontrer une perte de chance sérieuse de percevoir des revenus et ce , d’autant plus que ce dernier ne justifie pas en avoir perçu avant son incarcération, ni avoir effectué des recherches après son incarcération pour obtenir de nouveaux contrats. Il conclut donc au rejet de la demande.
Il est ainsi qu’est produit aux débats un contrat de gestion du 18 novembre 2017 conclu avec la société [5] pour une dure de trois ans jusqu’au 18 novembre 2020 afin de ‘poursuivre le développement de l’artiste en tant qu’artiste, DJ, producteur et animateur’ et en contrepartie la direction reçoit 25% des revenus nets de l’artiste. Pour autant aucune somme n’est indiquée dans ce contrat. Il est par ailleurs produit neuf flyers et affiches de spectacles et de concerts dont le nom de M. [S] n’apparaît que sur quatre d’entre eux. Il existe également une attestation de M. [U] indiquant que le requérant est l’auteur de plusieurs chasons qu’il a enregistré avec lui qui ont donné lieu à un album qui est distribué par la société [4]. Il est enfin produit un contrat de prestation artistique pour le [9] avec un groupe dénommé ‘Ras Dumisani’ et non pas M. [S] en date du 20 juin 2022 dans lequel il est indiqué que l’ensemble du groupe percevra la somme de 1 000 euros. Ce groupe parait être composé de 5 personnes dont M. [S]. Il est enfin versé aux débats un reçu selon lequel ce groupe aurait perçu effectivement la somme de 700 euros à l’occasion de ce festival.
C’est ainsi qu’il n’est à aucun moment produit le décompte annuel des revenus artistiques de M. [S] qui ne démontre avoir participé qu’à 4 spectacles entre 2017 et 2020 et un en 2022 où l’ensemble d’un goupe compoé de 5 personnes a perçu la somme de 700 euros. Dans ces conditions la perte de chance d’avoir pu participer à de spectacles ou à des concerts durant son incarcération n’est pas suffisament sérieuse au sens de la jurisprudence pour pouvoir être indemnisable et aucuns somme ne sera allouée au requérant en réparationd e son préjudice matériel.
Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [S] ses frais irrépétibles et une somme de 2 000 euros lui sera allouée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
Déclarons la requête de M. [Y] [S] recevable,
Lui allouons les sommes suivantes :
– 60 000 euros en réparation de son préjudice moral,
– 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Déboutons M. [Y] [S] du surplus de ses demandes,
Laissons les dépens à la charge de l’Etat.
Décision rendue le 18 Mars 2024 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
LA GREFFIERE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ