REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 10
ARRÊT DU 13 NOVEMBRE 2023
(n° , 7 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 22/16670 – N° Portalis 35L7-V-B7G-CGOSH
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 06 Septembre 2022 -Juge de la mise en état de PARIS RG n° 21/06145
DEMANDEUR AU DEFERE
Madame [B] [O]
[Adresse 1]
[Localité 3]
née le 26 Février 1938 à [Localité 4]
Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Représentée par Me Thierry DUMOULIN Avocat au barreau de LYON
INTIMEE
UCP COURTAGE Exerçant sous l’enseigne
UNION DES CONSEILS DU PATRIMOINE
Prise en la personne de son représentant légal, domicilié audit siège en cette qualité
[Adresse 2]
[Localité 3]
Représentée par Me Jeanne BAECHLIN de la SCP SCP Jeanne BAECHLIN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0034
Représentée par Me Maximilien MATTEOLI de la SELARL ARMA, avocat au barreau de PARIS, toque : J086
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 02 Octobre 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
Monsieur Jacques LE VAILLANT, Conseiller, Président d’audience
Madame Marine BILLIAERT, Vice Présidente placée
Monsieur Edouard LOOS, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Madame Marine BILLIAERT Vice Présidente placée dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Madame Sylvie MOLLÉ
ARRÊT :
– contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signé par Jacques LE VAILLANT,Conseiller, Président d’audience et par Sylvie MOLLÉ, Greffier présent lors du prononcé.
Exposé du litige
FAITS ET PROCEDURE
Le 23 mai 2013, Madame [B] [O] et la S.AR.L. UCP Courtage (ci-après UCP Courtage) dirigée par Monsieur [J] [V] ont signé un document d’entrée en relations.
Par un contrat d’apport de titres signé le 25 mars 2014, entre la société La Croix Glorieuse, dont la S.A.SU. Saint Pierre vient aux droits, et Madame [O], cette dernière apportait un portefeuille de titres de sociétés cotées comprenant 76 030 actions Danone et 17 320 actions Hôtels de [Localité 3].
Le 8 septembre 2014, Madame [O] donnait une mission d’assistance au placement financier à UCP Courtage concernant une partie des apports effectués à la société La Croix Glorieuse. Cette mission consistait en la mise en ‘uvre du dispositif de l’article 150-0 B ter du code général des impôts qui prévoit un mécanisme de report d’imposition de la plus-value d’apport de titres. Ce texte prévoit la fin du report d’imposition de la plus-value notamment en cas de cession par la SASU des titres apportés dans les 3 ans de l’apport, à moins que la société ne réinvestisse au moins 50 % du prix de cession dans un investissement éligible (activité économique) dans un délai de 2 ans.
Le 20 février 2019, Madame [O] a mis en demeure UCP Courtage de cesser de gérer son patrimoine et de lui communiquer l’intégralité des actes soumis à sa signature, ainsi que tous les documents afférents aux opérations engagées ainsi qu’un état des opérations passées relativement à la gestion de son patrimoine depuis la conclusion du mandat.
Le 23 avril 2019, Madame [O] a assigné UCP Courtage devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris d’une demande de communication de documents et ce, sur le double fondement des articles 145 et 808 du code de procédure civile.
Par ordonnance de référé en date du 16 décembre 2019, le juge des référés a débouté Madame [O] de sa demande.
Le 27 avril 2021, Madame [O] a assigné UCP Courtage devant le tribunal judiciaire de Paris, aux fins de voir la responsabilité civile professionnelle d’UCP Courtage engagée au titre de l’opération soumise au dispositif prévu à l’article 150-O B ter du code général des impôts, et sa condamnation au paiement des sommes suivantes :
°634 107,10 euros au titre d’un prétendu manque à gagner du fait de la vente d’actions de la société Danone ;
°611 642 euros au titre des dividendes dont elle aurait été privée du fait de cette vente ;
°1 483 718 euros au titre des impositions qui seront dues par Madame [O] dans l’hypothèse où la société Saint Pierre, dont elle est associée, sortirait du régime de l’article 150-O B ter du CGI, à la suite de cette vente, répartis de la manière suivante :
o 206 001 euros au titre de l’impôt sur les sociétés ;
o 221 951 euros au titre de l’impôt qu’elle devra supporter
personnellement ;
o 1 055 766 euros au titre de l’imposition du chef de la fin du report d’imposition de la plus-value.
°150 000 euros au titre d’un prétendu préjudice moral ;
°10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Par ordonnance en date du 6 septembre 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a :
– déclaré irrecevable l’action de Madame [O] ;
– constaté la prescription de l’action de Madame [O] ;
– condamné Madame [O] à verser une somme de 1500 euros à la société UCP Courtage ;
– condamné Madame [O] aux dépens.
Par déclaration du 26 septembre 2022, Madame [O] a interjeté appel de ce jugement.
Moyens
Motivation
SUR CE,
1/ Sur la renonciation à la prescription
Exposés des moyens :
Madame [O] soutient, au visa des articles 2250 et 2251 du code civil, que la prescription acquise est susceptible de renonciation expresse ou tacite. Elle doit être considérée comme tacite notamment lorsque la partie adverse a conservé le silence en première instance sur le moyen de prescription ou au regard des circonstances particulières de la cause. Madame [O] expose que UCP Courtage n’ayant pas fait état de la prescription devant le juge des référés, sa renonciation à la fin de non-recevoir tirée de la prescription doit donc être regardée comme non équivoque.
UCP Courtage rappelle qu’en application des articles 2250 et 2251 du code civil, la jurisprudence retient que la renonciation tacite à la prescription ne peut résulter que d’actes accomplis en connaissance de cause et manifestant sans équivoque la volonté de renoncer. Elle soutient que Madame [O] échoue à démontrer l’existence d’une volonté non équivoque de l’intimée de renoncer à se prévaloir du moyen tiré de la prescription.
Réponse de la cour :
Conformément à l’article 2224 du code civil, « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
En vertu des articles 2250 et 2251 du code civil, la prescription acquise est susceptible de renonciation qui peut être soit expresse soit tacite. Si elle est tacite, elle doit résulter de circonstances établissant sans équivoque la volonté de ne pas se prévaloir de la prescription.
En l’espèce, Madame [O] assure qu’en faisant état devant le juge des référés du fait que l’opération litigieuse avait eu lieu plus de cinq ans auparavant sans pour autant évoquer la prescription et en invitant cette dernière à saisir le juge du fond, UCP Courtage a renoncé tacitement à la prescription.
Il ressort pourtant de la lecture des conclusions en réponse d’UCP Courtage dans le cadre de la procédure en référé que cette dernière indique que si Madame [O] veut « critiquer la réalisation de cette opération [d’apport des titres Danone à la société Saint Pierre, ndlr], en tentant d’en imputer la responsabilité à UCP Courtage, il [lui] appartient :
soit de saisir le juge du fond d’une action en responsabilité ;
soit de saisir la présente juridiction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, à condition cependant de pouvoir caractériser un motif légitime. »
Il n’en ressort pas l’expression d’une volonté non équivoque de ne pas se prévaloir de la prescription en cas qu’en action au fond. De même, il ne peut pas être reproché à UCP Courtage de ne pas avoir expressément mentionné le fait qu’une éventuelle action au fond lui paraissait prescrite alors qu’elle était défenderesse dans une procédure de référé et répondait sur les demandes de Madame [O] formulée dans ce cadre.
En conséquence, aucune renonciation à la prescription ne peut être retenue.
2/ Sur le point de départ de la prescription
Exposés des moyens :
Madame [O] soutient, au visa de l’article 2224 du code civil, que le point de départ du délai de prescription quinquennal se situe à la date de la révélation du dommage à la victime et non à la date du fait dommageable comme l’affirme l’intimée. Elle indique que le dommage ne s’est révélé que le 7 juillet 2019 lorsque UCP Courtage lui a transmis, à l’occasion de la demande en référé introduite devant le tribunal de grande instance de Paris, les documents permettant d’apprécier et comprendre les opérations réalisées entre 2014 et 2017.
Elle estime tout d’abord que le point de départ du délai de prescription s’apprécie in concreto au regard du profil de la victime, qui était ici une profane avérée, et de la complexité du montage, réservé à des investisseurs avertis. Elle ajoute que l’état de sujétion psychologique dans lequel elle se trouvait était de nature à l’empêcher d’agir en justice.
Madame [O] expose ensuite que UCP Courtage ne parvient pas à démontrer avoir transmis les documents pré-contractuels et contractuels, notamment le contrat d’apport de titres du 25 mars 2014, lui permettant d’apprécier l’opération engagée et c’est précisément ce qui l’a contrainte à agir en référé, le 23 avril 2019, pour les obtenir.
Elle soutient enfin que les obligations d’information, de conseil et de mise en garde auxquelles est assujetti le professionnel ne se consomment pas au stade pré-contractuel mais se poursuivent durant l’exécution du contrat. En conséquence, elle conclut que la prescription n’était pas acquise le 25 mars 2019 et que la fin de non-recevoir soulevée par UCP Courtage doit être rejetée.
La société UCP Courtage soutient que conformément à l’article 2224 du code civil l’action de l’appelante est prescrite. Elle expose que l’obligation du conseil en gestion de patrimoine est une obligation de moyens, qui consiste à fournir une information et un conseil approprié à son client à l’occasion d’un investissement et qu’en cas de dommage, celui-ci se manifeste au jour de la conclusion du contrat qui est à l’origine de l’action en responsabilité. Elle ajoute qu’en l’espèce la perte de chance de ne pas réaliser ce montage s’est manifestée au jour de la signature du contrat d’apport des titres Danone à la société Saint Pierre soit le 25 mars 2014 et que le délai de prescription de l’action a commencé à courir le 26 mars 2014 pour expirer le 26 mars 2019. Elle précise au visa de l’article 2243 du code civil, que l’action en référé introduite par Madame [O] n’a pas pu interrompre le délai de prescription dès lors que sa demande a été définitivement rejetée par l’ordonnance de référé du 16 décembre 2019, signifiée aux parties le 22 mai 2020.
Concernant les circonstances avancées par l’appelante justifiant le report du point de départ du délai de prescription, UCP Courtage indique que Madame [O] était en possession du document d’entrée en relation remis par UCP Courtage, de la lettre de mission signée entre UCP Courtage et Madame [O] en sa qualité de présidente de la société Saint Pierre, d’une simulation chiffrée des «prélèvements obligatoires en cas de cession des titres Danone », du contrat d’apport de titres Danone et que la lettre de mission signée entre les parties préalablement à l’apport des titres Danone prévoyait explicitement les caractéristiques de l’opération projetée dans son ensemble.
S’agissant de l’état d’ignorance et de « sujétion psychologique » invoqués par Madame [O], au visa de l’article 2234 du code civil, UCP Courtage soutient que Madame [O] ne justifie pas de ce qu’au jour de la réalisation des opérations litigieuses, elle était dans cet état d’ignorance.
Réponse de la cour :
Les articles 2233 à 2239 du code civil prévoient des causes de report du point de départ ou de suspension de la prescription. L’article 2234 du même code dispose que « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ». Madame [O] invoque plusieurs motifs qui justifieraient le report du point de part de la prescription de son action.
Tout d’abord, elle soutient que le point de départ du délai de prescription s’apprécie in concreto et qu’elle était une profane dans un état de sujétion psychologique. Force est de constater que Madame [O] ne produit aucune pièce médicale établissant son état de faiblesse. Le fait que Monsieur [V] ait adressé un signalement d’abus de faiblesse le 6 octobre 2017 au procureur de la République ne justifie pas de l’existence d’un état de sujétion psychologique antérieurement. Il en est de même de la plainte déposée par le conseil de Madame [O] le 4 décembre 2019 contre personnes non dénommées et qui évoquent des faits survenus courant 2017. En outre ces deux éléments pénaux n’établissent aucune sujétion psychologique de Madame [O] vis-à-vis de Monsieur [V] et donc d’UCP Courtage.
Ensuite, Madame [O] expose qu’elle n’était pas en possession de l’ensemble des documents qui lui permettaient de comprendre les opérations financières réalisées et d’engager la responsabilité d’UCP Courtage.
Il ressort cependant des pièces versées par les parties que Madame [O] et la société UCP Courtage ont signé de nombreux documents relatifs tant à leur relation commerciale qu’aux décisions d’investissement d’apports. Ces documents ont systématiquement été signés par Madame [O] et il était précisé qu’une copie lui été remise s’agissant :
– du document de première mise en relation en date du 23 mai 2013,
– de la fiche d’établissement et de suivi de la relation d’affaire signée le 23 février 2014,
– du bulletin de souscription d’actions Novaxia Immo Club signé le 28 octobre 2014,
– du bulletin de souscription d’actions en date du 7 juillet 2017,
– de la convention de conseil du 28 novembre 2016.
En outre, il est mentionné que le contrat d’apport de titres du 25 mars 2014 a été fait en cinq exemplaires, que le mandat de gestion de portefeuille du 3 mars 2015 l’a été en deux exemplaires originaux. Si Madame [O] assure que la société UCP Courtage ne démontre pas lui avoir transmis le contrat d’apport de titres du 25 mars 2014, lui permettant d’apprécier l’opération engagée, le fait que ce contrat ait été établi en cinq exemplaires permet de déterminer que Madame [O] a bien été destinataire de l’une d’elle. Par ailleurs, le 3 avril 2014, Madame [O] a adressé à Monsieur [L], commissaire aux apports, une lettre d’affirmation de l’apport des titres Danone et Hotels de [Localité 3] à la société La Croix Glorieuse.
Enfin, il ressort de la lecture de la lettre du 12 janvier 2017, adressée à la société Saint Pierre et Madame [O] qu’était jointe d’une documentation relative à son investissement.
En conséquence, il apparaît que Madame [O] a reçu l’intégralité des documents relatifs à sa relation commerciale avec la société UCP Courtage et les opérations réalisées par celles-ci et qu’elle pouvait donc valablement vérifier celles-ci si elle souhaitait. Elle disposait de l’ensemble des éléments nécessaires pour comprendre les opérations en cours et si besoin solliciter l’assistance d’un sachant si elle s’estimait trop profane pour comprendre ces documents.
Enfin, s’agissant de l’argument de Madame [O] concernant la persistance des obligations d’information, de conseil et de mise en garde auxquelles serait assujetti le professionnel durant l’exécution du contrat, il convient de rappeler que le préjudice résultant d’un manquement aux obligations précitées s’analyse en une perte de chance de ne pas contracter. Dès lors, le dommage est fixé au point de départ de la signature dudit contrat.
En conséquence, le point de départ de la prescription est fixé au jour de la signature du contrat d’apport de titres entre la société La Croix Glorieuse, dont la société Saint Pierre vient aux droits et Madame [O], soit le 25 mars 2014. Celle-ci ayant été acquise le 25 mars 2019, l’action intentée par Madame [O] le 27 avril 2021 s’avère donc irrecevable.
3/ Sur les frais du procès
Partie perdante au procès, Madame [O] sera condamnée aux dépens d’appel, en application des articles 695 et suivants du code de procédure civile.
Elle sera en outre déboutée de sa demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile et condamnée à payer la somme de 5000 euros à la société UCP Courtage.
Dispositif
PAR CES MOTIFS
La cour,
CONFIRME l’ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 6 septembre 2022,
DÉBOUTE Madame [B] [O] de sa demande formulée au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE Madame [B] [O] à payer la somme de 5000 euros à la S.A.R.L. UCP Courtage en application de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE Madame [O] aux dépens,
LA GREFFIÈRE, LE PRÉSIDENT,
S.MOLLÉ J.LE VAILLANT