Droit du Logiciel : décision du 14 février 2024 Cour de cassation Pourvoi n° 22-10.472

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COMM.

CH.B

COUR DE CASSATION
______________________

Audience publique du 14 février 2024

Rejet

M. VIGNEAU, président

Arrêt n° 85 FS-B+R

Pourvoi n° N 22-10.472

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 14 FÉVRIER 2024

La société Bloomberg LP, société de droit américain, dont le siège est [Adresse 5] (États-Unis), a formé le pourvoi n° N 22-10.472 contre l’arrêt rendu le 16 septembre 2021 par la cour d’appel de Paris (pôle 5, chambre 7), dans le litige l’opposant :

1°/ à l’Autorité des marchés financiers, dont le siège est [Adresse 2],

2°/ au procureur général près la cour d’appel de Paris, domicilié en son [Adresse 7],

défendeurs à la cassation.

Parties intervenantes :

1°/ l’association Reporters sans frontières, dont le siège est [Adresse 4],

2°/ le Syndicat national des journalistes, dont le siège est [Adresse 3],

3°/ le groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom of the Press, dont le siège est [Adresse 1] (États-Unis),

4°/ la Fédération internationale des journalistes,

5°/ la Fédération européenne des journalistes,

ayant toutes deux leur siège [Adresse 6] (Belgique),

La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Ducloz, conseiller, les observations écrites et orales de la SCP Spinosi, avocat de la société Bloomberg LP, de la SCP Ohl et Vexliard, avocat de l’Autorité des marchés financiers, de Me Haas, avocat de l’association Reporters sans frontières et du Syndicat national des journalistes, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat du groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes, et l’avis de M. Lecaroz, avocat général, après débats en l’audience publique du 19 décembre 2023 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Ducloz, conseiller rapporteur, M. Mollard, conseiller doyen, Mmes Graff-Daudret, Daubigney, M. Ponsot, Mme Fevre, MM. Alt, Calloch, conseillers, Mmes Vigneras, Lefeuvre, Tostain, M. Maigret, conseillers référendaires, M. Lecaroz, avocat général, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l’article R. 431-5 du code de l’organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Exposé du litige

Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 16 septembre 2021), la société de droit américain Bloomberg LP (la société Bloomberg) est spécialisée dans l’information économique et financière à destination, notamment, des professionnels des marchés financiers. Son agence de presse, Bloomberg News, assure la diffusion de ces informations par l’intermédiaire des « terminaux Bloomberg » et de divers médias.

2. Le 22 novembre 2016 à 16 heures 05, le « speed desk » du bureau parisien de l’agence de presse Bloomberg News, qui publie en temps réel des informations financières provenant de communiqués de presse ou d’autres sources, a reçu, sous la forme d’un courriel, un communiqué de presse se présentant comme émanant de la société Vinci, dont les titres sont admis à la négociation sur le marché réglementé Euronext Paris, intitulé « Vinci lance une révision de ses comptes consolidés pour l’année 2015 et le premier semestre 2016 ».

3. Ce communiqué de presse annonçait une opération de révision des comptes consolidés du groupe Vinci à la suite de la découverte, lors d’un audit interne, d’irrégularités comptables entraînant une perte nette pour l’exercice 2015 et le premier semestre 2016, ainsi que le licenciement du directeur financier, nommément désigné, de la société Vinci et la tenue, le lendemain, d’une conférence de presse.

4. Le même jour entre 16 heures 06 minutes 04 secondes et 16 heures 07, le « speed desk » a diffusé sur les « terminaux Bloomberg » plusieurs dépêches relayant le contenu de ce communiqué de presse.

5. A la suite de la diffusion de ces dépêches, le cours du titre Vinci a enregistré une baisse de 18,28 %.

6. Dans la même journée, entre 16 heures 14 minutes 07 secondes et 16 heures 52, le « speed desk » a supprimé ces dépêches et diffusé des dépêches les rectifiant et les démentant.

7. A 17 heures 02, la société Vinci a publié sur son site internet un communiqué de presse démentant les informations figurant dans le « faux communiqué de presse Vinci publié par Bloomberg ».

8. Après une enquête sur l’information financière et le marché du titre Vinci ouverte le 23 novembre 2016, le collège de l’Autorité des marchés financiers (l’AMF) a, le 22 octobre 2018, décidé de notifier à la société Bloomberg le grief de diffusion d’informations qu’elle aurait dû savoir fausses ou trompeuses et susceptibles de fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal ou artificiel, en violation des dispositions des articles 12, 15 et 21 du règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE (le règlement MAR).

9. Par une décision n° 18 du 11 décembre 2019, la commission des sanctions de l’AMF a retenu que le manquement reproché était caractérisé et prononcé, à l’encontre de la société Bloomberg, une sanction pécuniaire de cinq millions d’euros, réduite, sur recours de la société Bloomberg, à trois millions d’euros par la cour d’appel de Paris.

Sur la recevabilité des interventions volontaires accessoires du Syndicat national des journalistes, de l’association Reporters sans frontières, du groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes, contestée par la défense

10. L’AMF conteste la recevabilité de l’intervention volontaire accessoire du Syndicat national des journalistes, de l’association Reporters sans frontières, du groupement de droit américain Reporters Committee For Freedom Of The Press, de la Fédération internationale des journalistes et de la Fédération européenne des journalistes. Elle soutient, tout d’abord, que l’intervention volontaire accessoire de l’association Reporters sans frontières au soutien du recours formé par la société Bloomberg devant la cour d’appel de Paris a été déclarée irrecevable par un arrêt avant-dire droit irrévocable du 18 février 2021 de cette cour, ensuite, que le caractère attitré du contentieux relatif aux sanctions prononcées par la commission des sanctions de l’AMF rend irrecevable toute intervention d’un tiers, enfin, qu’aucun des intervenants volontaires ne justifie d’un intérêt pour la préservation de ses droits à soutenir la société Bloomberg.

11. Il résulte des articles 327 et 330 du code de procédure civile que les interventions volontaires sont admises devant la Cour de cassation si elles sont formées à titre accessoire à l’appui des prétentions d’une partie et si leur auteur a intérêt, pour la préservation de ses droits, à soutenir cette partie.

12. En premier lieu, l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 18 février 2021 déclarant irrecevable l’intervention volontaire de l’association Reporters sans frontières au soutien du recours en annulation ou en réformation de la décision de la commission des sanctions de l’AMF formé par la société Bloomberg devant cette juridiction n’a pas pour effet de priver cette même association de son droit d’intervenir volontairement devant la Cour de cassation au soutien du pourvoi formé par la société Bloomberg, cette intervention n’ayant pas le même objet.

13. En deuxième lieu, le caractère personnel attaché aux sanctions prononcées par la commission des sanctions de l’AMF, qui implique que leur contestation soit réservée à la personne qui en fait l’objet, n’a pas pour effet de rendre irrecevable une intervention volontaire accessoire, laquelle se borne à appuyer les prétentions d’une partie.

14. En dernier lieu, le litige portant notamment sur les conditions selon lesquelles un journaliste peut, en application des articles 12, 15 et 21 du règlement MAR, être sanctionné pour le manquement de diffusion, à des fins journalistiques, d’informations qu’il aurait dû savoir inexactes ou trompeuses, le Syndicat national des journalistes, l’association Reporters sans frontières, le groupement Reporters Committee for freedom of the press, la Fédération internationale des journalistes et la Fédération européenne des journalistes, qui ont pour objet la défense de la liberté de la presse et de la profession de journaliste, justifient d’un intérêt, pour la préservation de leurs droits, à soutenir la société Bloomberg.

15. Leurs interventions volontaires au soutien de la société Bloomberg sont donc recevables.

Moyens

Motivation

Réponse de la Cour

17. Selon l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités, et peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ou pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles.

18. Selon l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. Selon l’article 52, paragraphe 3, de cette Charte, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite Convention

19. Selon l’article 12, paragraphe 1, sous c) du règlement MAR, aux fins de ce règlement, la notion de « manipulation de marché » couvre la diffusion d’informations, que ce soit par l’intermédiaire des médias, dont l’internet, ou par tout autre moyen, qui fixent ou sont susceptibles de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d’un ou de plusieurs instruments financiers, alors que la personne ayant procédé à une telle diffusion savait ou aurait dû savoir que ces informations étaient fausses ou trompeuses.

20. Selon l’article 15 de ce règlement, une personne ne doit pas effectuer des manipulations de marché.

21. L’article 21 du même règlement dispose :

« Aux fins (…) de l’article 12, paragraphe 1, point c), (…) lorsque des informations sont divulguées ou diffusées et lorsque des recommandations sont produites ou diffusées à des fins journalistiques ou aux fins d’autres formes d’expression dans les médias, cette divulgation ou cette diffusion d’informations est appréciée en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste, à moins que :

a) les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci ne tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en question ; ou

b) la divulgation ou la diffusion n’ait lieu dans l’intention d’induire le marché en erreur quant à l’offre, à la demande ou au cours d’instruments financiers. »

22. Selon l’article 30, paragraphe 2, sous j), point i), du règlement MAR, en cas de manipulations de marché par une personne morale, les États membres, conformément à leur droit national, font en sorte que les autorités compétentes aient le pouvoir d’infliger une sanction pécuniaire administrative d’un montant maximal d’au moins quinze millions d’euros.

23. Selon le considérant 2 du règlement MAR, pour qu’un marché financier puisse être intégré, efficace et transparent, l’intégrité du marché est nécessaire et les abus de marché nuisent à l’intégrité des marchés financiers et ébranlent la confiance du public dans les valeurs mobilières et les instruments dérivés. Selon le considérant 77 de ce règlement, lorsque celui-ci fait référence à des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans d’autres médias, ainsi qu’aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, il convient de tenir compte de ces libertés telles qu’elles sont garanties dans l’Union et dans les États membres et consacrées par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par d’autres dispositions pertinentes.

24. Selon l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, le manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses peut faire l’objet d’une sanction pécuniaire d’un montant maximal de cent millions d’euros. Dans la mise en oeuvre de cette sanction, il est tenu compte, notamment, de la gravité et de la durée du manquement, de la qualité et du degré d’implication de la personne en cause, de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu notamment de son patrimoine et, s’agissant d’une personne morale, de son chiffre d’affaires total, de l’importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne en cause, dans la mesure où ils peuvent être déterminés, des pertes subies par des tiers du fait du manquement, dans la mesure où elles peuvent être déterminées, du degré de coopération avec l’AMF dont a fait preuve la personne en cause, sans préjudice de la nécessité de veiller à la restitution de l’avantage retiré par cette personne, des manquements commis précédemment par la personne en cause, et de toute circonstance propre à la personne en cause, notamment des mesures prises par elle pour remédier aux dysfonctionnements constatés, provoqués par le manquement qui lui est imputable et le cas échéant pour réparer les préjudices causés aux tiers, ainsi que pour éviter toute réitération du manquement.

25. En premier lieu, il résulte des dispositions claires et précises de l’article 21 du règlement MAR que, lorsque la diffusion d’informations est faite à des fins journalistiques, le manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses prévu à l’article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement doit être apprécié en tenant compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression dans les autres médias ainsi que des règles ou codes régissant la profession de journaliste, sauf si les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la diffusion de l’information ou si cette diffusion a été réalisée dans l’intention d’induire le marché en erreur.

26. Ce texte, qui a pour objectif de concilier l’intérêt public, énoncé au considérant 2 du règlement MAR, de protection de l’intégrité des marchés financiers, de renforcement de la confiance des investisseurs dans ces marchés et de lutte contre les abus de marché tels que la diffusion d’informations fausses ou trompeuses, avec la liberté de la presse et la liberté d’expression, accorde ainsi aux journalistes ayant diffusé des informations fausses ou trompeuses au sens de l’article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement un régime spécifique de protection tenant à la prise en compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression, ainsi que des règles ou codes relatifs à la profession de journaliste. L’article 21 du règlement MAR écarte toutefois l’application de ce régime spécifique lorsque ces informations ont été diffusées dans l’un des cas visés sous son a) ou sous son b).

27. Il s’ensuit qu’un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l’intention d’induire le marché en erreur, a diffusé à des fins journalistiques une information fausse ou trompeuse, ne peut être sanctionné au titre du manquement de manipulation de marché prévu à l’article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR s’il a respecté les règles ou codes relatifs à sa profession. A l’inverse, un journaliste qui, sans en tirer un avantage ni avoir l’intention d’induire le marché en erreur, a, sans respecter les règles ou codes de sa profession, diffusé à des fins journalistiques une information fausse ou trompeuse, peut être sanctionné au titre de ce manquement lorsque les règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression le permettent. Enfin, un journaliste qui a diffusé une information fausse ou trompeuse pour en tirer ou en faire tirer un avantage ou des bénéfices ou pour induire le marché en erreur peut se voir sanctionner au titre du manquement de manipulation de marché sans qu’il y ait lieu d’appliquer les règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression ainsi que les règles ou codes relatifs à sa profession pour apprécier la caractérisation de ce manquement.

28. Dès lors, c’est à bon droit que l’arrêt retient qu’il résulte de l’article 21 du règlement MAR que ce texte ne limite ni ne subordonne le prononcé d’une sanction contre un journaliste ou un organe de presse du chef de diffusion d’informations fausses ou trompeuses aux seuls cas où il serait démontré que celui-ci a tiré un avantage de cette diffusion ou a agi dans l’intention d’induire le marché en erreur.

29. Il en découle que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression que constitue l’article 21 du règlement MAR combiné aux articles 12, paragraphe 1, sous c), et 15 de ce règlement, est prévue par la loi, en ce qu’elle est fondée sur un texte qui présente l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité requises par l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, auquel renvoie l’application combinée des articles 11 et 52, paragraphe 3, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

30. En deuxième lieu, il résulte de l’article 21 du règlement MAR que ce texte est relatif, aux fins de l’application de l’article 12, paragraphe 1, sous c), de ce règlement, à l’appréciation du manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses lorsque cette diffusion est faite à des fins journalistiques. Il s’ensuit que la détermination du caractère licite ou illicite de la diffusion d’informations fausses ou trompeuses doit, lorsqu’elle est faite à des fins journalistiques, se fonder sur l’article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR tout en tenant compte des précisions figurant à l’article 21 de ce règlement (en ce sens, s’agissant de la divulgation illicite d’informations privilégiées, CJUE, arrêt du 15 mars 2022, Autorité des marchés financiers, C-302/20, points 74 et 75).

31. C’est dès lors à bon droit que l’arrêt retient que l’article 21 du règlement MAR participe à la définition du manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses lorsque ce manquement est reproché à des journalistes et qu’il doit, par suite, satisfaire aux exigences du principe de légalité des délits et des peines consacré à l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

32. Le considérant 77 du règlement MAR explique que lorsque ce règlement fait référence à des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans d’autres médias, ainsi qu’aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, il convient de tenir compte de ces libertés telles qu’elles sont garanties dans l’Union et dans les États membres et consacrées par l’article 11 de la Charte et par d’autres dispositions pertinentes.

33. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qu’en vue de l’interprétation de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il convient de prendre en considération, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CJUE, arrêt Autorité des marchés financiers, précité, point 67).

34. L’arrêt énonce qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qu’une loi peut satisfaire à l’exigence de prévisibilité même si la personne concernée doit recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé, et qu’il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, de sorte que l’on peut attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (CEDH, arrêt du 15 novembre 1996, Cantoni c. France, n° 17862/91, § 35 ; CEDH, arrêt du 20 octobre 2015, Vasiliauskas c. Lituanie, n° 35343/05, § 157).

35. L’arrêt ajoute que, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, en raison des devoirs et responsabilités inhérents à la liberté d’expression, d’une part, la protection offerte par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux journalistes est subordonnée à la condition que ceux-ci agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique (CEDH, arrêt du 25 septembre 2002, Colombani c. France, n° 51279/99, § 65 ; CEDH, arrêt du 14 mai 2008, July et Sarl Libération c. France, n° 20893/03, § 63 ; CEDH, arrêt du 21 avril 2016, De Carolis et France Télévision c. France, n° 19313/10, § 44 et 45 ; CEDH, arrêt du 12 juillet 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, § 54), d’autre part, l’obligation pour un journaliste de s’assurer de l’existence d’une base factuelle suffisamment précise et fiable, laquelle est proportionnée à la nature et à la force de son allégation, trouve sa source dans les règles de la profession journalistique et les normes d’un journalisme responsable, parmi lesquelles, au titre des textes pertinents, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, adoptée à Munich les 24 et 25 novembre 1971 par les organisations professionnelles de journalistes des États membres de la Communauté européenne et entérinée par la Fédération internationale des journalistes lors du congrès d’Istanbul de 1972, qui prévoit que les devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le commentaire des événements sont notamment de publier seulement les informations dont l’origine est connue ou de les accompagner, si nécessaire, des réserves qui s’imposent (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi c. France, n° 40454/07, § 44). L’arrêt retient que doivent être également regardées comme des textes pertinents la Charte d’éthique professionnelle des journalistes publiée par le Syndicat national des journalistes en 1918 et mise à jour en 1938 et 2011, qui prévoit que la notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources, qu’un journaliste « digne de ce nom » place notamment la non-vérification des faits parmi « les plus graves dérives professionnelles » et qu’il doit exercer la plus grande vigilance avant de diffuser des informations, d’où qu’elles viennent, ainsi que la Charte mondiale des journalistes adoptée par la Fédération internationale des journalistes le 12 juin 2019, qui complète le code de principes sur la conduite des journalistes adopté en 1954, dénommé « déclaration de Bordeaux », et énonce que le journaliste ne doit rapporter que des faits dont il connaît l’origine et que la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaut pas sur la vérification des sources.

36. De ces énonciations, constatations et appréciations, dont il résulte que l’article 21 du règlement MAR, en tant qu’il renvoie aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, se fonde sur une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux devoirs et responsabilités des journalistes ainsi que sur les règles déontologiques relatives à cette profession énoncées dans différentes chartes ou déclarations et présente, par suite, l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité requises par l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, peu important qu’il n’existe pas en droit français de dispositions législatives ou réglementaires régissant la profession de journaliste, la cour d’appel a exactement déduit qu’un journaliste averti est pleinement en mesure, à partir du libellé de l’article 21 du règlement MAR, d’évaluer à un degré raisonnable les risques encourus en cas de diffusion d’informations fausses ou trompeuses, quitte à s’entourer de conseils de juristes spécialisés, et que ce texte ne méconnaît dès lors pas le principe de légalité des délits et des peines.

37. En dernier lieu, le Conseil constitutionnel a jugé (décision n° 2017-634 QPC du 2 juin 2017) que les dispositions de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, prises pour l’application de l’article 30 du règlement MAR et fixant le montant maximal de la sanction pécuniaire à cent millions d’euros en cas, notamment, de diffusion d’informations fausses ou trompeuses, ne méconnaissent pas les principes de nécessité et de proportionnalité des peines dès lors, d’une part, qu’en instituant une sanction pécuniaire destinée à réprimer les manquements de nature à porter atteinte à la protection des investisseurs ou au bon fonctionnement du marché, le législateur a poursuivi l’objectif de préservation de l’ordre public économique et qu’un tel objectif implique que le montant des sanctions fixées par la loi soit suffisamment dissuasif pour remplir la fonction de prévention des manquements assignée à la punition, d’autre part, qu’en prévoyant de réprimer les manquements de nature à porter atteinte à la protection des investisseurs ou au bon fonctionnement du marché d’une amende d’un montant pouvant aller jusqu’à un plafond de cent millions d’euros, le législateur n’a pas institué une peine manifestement disproportionnée au regard de la nature des manquements réprimés, des risques de perturbation des marchés financiers, de l’importance des gains pouvant en être retirés et des pertes pouvant être subies par les investisseurs.

38. La circonstance que le manquement de diffusion d’informations fausses ou trompeuses prévu à l’article 12, paragraphe 1, sous c), du règlement MAR puisse, en application de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, faire l’objet d’une sanction pécuniaire d’un montant maximal de cent millions d’euros ne constitue pas une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui ne soit pas nécessaire dans une société démocratique. En effet, d’une part, visant, comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, à assurer la préservation de l’objectif d’ordre public de protection de l’intégrité des marchés financiers et des investisseurs et de lutte contre les abus de marché, laquelle implique, au regard des conséquences financières très possiblement élevées d’une diffusion d’informations fausses ou trompeuses, que le montant de la sanction soit suffisamment dissuasif pour remplir la fonction de prévention du manquement assignée à la punition, ce montant maximal de sanction poursuit un but légitime. D’autre part, ainsi qu’il a été dit au point 26, l’article 21 du règlement MAR instaure, s’agissant des journalistes, un régime spécifique de protection tenant, pour déterminer le caractère licite ou illicite de la diffusion d’informations fausses ou trompeuses, à la prise en compte des règles relatives à la liberté de la presse et à la liberté d’expression ainsi que des règles ou codes régissant leur profession, régime qui n’est écarté que si les informations en cause ont été diffusées aux fins d’en tirer ou d’en faire tirer un avantage ou des bénéfices ou dans l’intention d’induire le marché en erreur, de sorte qu’ont été mis en balance, d’un côté, l’objectif d’ordre public de protection des marchés financiers et des investisseurs et de lutte contre les abus de marché, de l’autre, la liberté de la presse et la liberté d’expression et que, par suite, ce montant maximal est proportionné au but poursuivi.

39. Au demeurant, et comme il est rappelé au point 24, il doit être tenu compte, dans la mise en oeuvre de la sanction, notamment de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu de son patrimoine et, s’agissant d’une personne morale, de son chiffre d’affaires total.

40. Le moyen n’est donc pas fondé.

41. Et, en l’absence de doute quant à l’interprétation de l’article 21 du règlement MAR, il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles proposées par la société Bloomberg.

Moyens

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

42. La société Bloomberg fait grief à l’arrêt de réformer la décision de la commission des sanctions seulement en ce qu’elle a prononcé une sanction de cinq millions d’euros et, statuant à nouveau, de prononcer à son encontre une sanction pécuniaire de trois millions d’euros, alors :

« 1°/ que toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être « nécessaire dans une société démocratique », cette nécessité devant s’apprécier concrètement au regard de la nature et de la gravité des sanctions infligées en les rapportant aux agissements réprimés et à l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes ; qu’en l’espèce, en prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de la société Bloomberg cependant que les journalistes de cette dernière avaient été victimes d’un montage manipulatif particulièrement sophistiqué et crédible, que Bloomberg s’employait de sa propre initiative, depuis plusieurs années, à mettre en œuvre des dispositifs particulièrement stricts et innovants de prévention de telles erreurs, que les journalistes piégés avaient agi en toute bonne foi et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l’intention d’induire le marché en erreur, et que ces journalistes avaient été les premiers à publier un démenti limitant considérablement, pour le marché dans son ensemble, les dommages ayant résulté de cette erreur, la cour d’appel a violé les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des journalistes et de la liberté de la presse doit être strictement proportionnée au regard de l’objectif poursuivi, cette proportionnalité devant s’apprécier concrètement au regard de la nature et de la gravité des sanctions infligées en les rapportant aux agissements réprimés et à l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes ; qu’en l’espèce, en prononçant une sanction pécuniaire de trois millions d’euros à l’encontre de la société Bloomberg sans tenir aucun compte, d’une part, du fait que cette dernière s’employait de sa propre initiative, depuis plusieurs années, à mettre en œuvre des dispositifs particulièrement stricts et innovants de prévention de telles erreurs et, d’autre part, du fait que les journalistes piégés avaient agi en toute bonne foi et notamment sans en tirer, directement ou indirectement, un quelconque avantage ou bénéfice et sans avoir eu l’intention d’induire le marché en erreur, la cour d’appel a violé les articles 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

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