Une association de protection de la cause animale pourrait bien être en droit, au nom de la liberté d’expression, de violer la propriété d’autrui pour filmer des scènes de mauvais traitement.
L’association L214, qui a pour objet la protection animale, a mis en ligne sur son site internet et les réseaux sociaux un film tourné après s’être introduit sans autorisation dans les bâtiments d’un élevage de lapins exploité par la société civile d’exploitation agricole Realap (la SCEA). Condamnée pour atteinte au droit de propriété, l’association a obtenu gain de cause en cassation.
Droit de propriété c/ Liberté d’informer
La Cour de cassation vient de censurer une décision d’appel qui n’avait pas opéré de contrôle de proportionnalité entre la liberté d’expression et le droit de propriété d’un exploitant agricole.
Intrusions illicites : l’article 835 du CPC
Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Le propriétaire d’un terrain sur lequel des activistes s’introduisent pour filmer des scènes établissant des mauvais traitements peut agir sur le fondement de l’article 835 du code de procédure civile selon lequel :
Le président du tribunal judiciaire, même en présence d’une contestation sérieuse, peut prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Filmer relève de la liberté d’expression
Toutefois, filmer pour une cause d’interêt général relève de la liberté d’informer.
En vertu des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 1er de son protocole additionnel n° 1, toute personne, y compris une association, a droit à la liberté d’expression, comprenant notamment la liberté de communiquer des informations ou des idées, l’exercice de cette liberté comportant toutefois des devoirs et des responsabilités et pouvant être soumis à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires.
Contrôle de proportionnalité du juge
Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, entre deux droits conventionnellement protégés, le juge national doit toujours procéder à une mise en balance des intérêts en présence afin de rechercher un équilibre entre les droits en concours et, le cas échéant, privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime (CEDH, arrêt du 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie, n° 33202/96, point 107 ; CEDH arrêt du 16 juillet 2014, Aliiæ et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], n° 60642/08, point 108).
Selon cette jurisprudence, les restrictions à la liberté d’expression doivent répondre à un besoin social impérieux, en particulier lorsqu’elles concernent un sujet d’intérêt général, tel que la protection des animaux (CEDH, arrêt du 30 juin 2009, Verein gegen Tierfabriken Schweiz c. Suisse [GC], n° 32772/02, point 92 ; CEDH, arrêt du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC] n° 48876/08, points 103 à 105).
En outre, une association qui entend se prévaloir de la liberté d’expression au soutien de la défense de la cause animale doit, comme les journalistes, observer un comportement responsable et, partant, respecter la loi mais, si la violation de la loi constitue un motif pertinent dans l’appréciation de la légitimité d’une restriction, elle ne suffit pas, en soi, à la justifier, le juge national devant toujours procéder à cette mise en balance des intérêts en présence (CEDH, arrêt du 10 décembre 2007, Atoll c. Suisse [GC] n°69698/01, point 112 ; CEDH, arrêt du 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande [GC], n° 11882/10, point 90).
Or, pour accueillir les demandes de la SCEA (propriétaire du terrain), l’arrêt se borne à retenir qu’en pénétrant dans les locaux pour filmer les images litigieuses, l’association a porté atteinte à son droit de propriété et que le droit à la liberté d’expression de l’association n’est pas incompatible avec le respect du droit de propriété et du domicile, dès lors que son objectif était de dénoncer des conditions d’élevage conformes aux normes applicables qu’elle désapprouve et combat et qu’elle dispose déjà d’images pour illustrer sa contestation de ces normes, et que l’association ne justifie dès lors d’aucun motif légitime de nature à faire perdre au trouble invoqué son caractère manifestement illicite.
En statuant ainsi, la cour d’appel, n’a pas procédé à la mise en balance des intérêts en présence.
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 8 février 2023
Cassation partielle
M. CHAUVIN, président
Arrêt n° 111 F-D
Pourvoi n° P 22-10.542
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 8 FÉVRIER 2023
L’association L214, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° P 22-10.542 contre l’arrêt rendu le 30 novembre 2021 par la cour d’appel de Rennes (1re chambre), dans le litige l’opposant à la société Realap, société civile d’exploitation agricole dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Serrier, conseiller référendaire, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de l’association L214, de la SCP Spinosi, avocat de la société Realap, après débats en l’audience publique du 4 janvier 2023 où étaient présents M. Chauvin, président, M. Serrier, conseiller référendaire rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Tinchon, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Rennes, 30 novembre 2021), rendu en référé, le 30 septembre 2020, l’association L214 (l’association), qui a pour objet la protection animale, a mis en ligne sur son site internet et les réseaux sociaux un film tourné après s’être introduit sans autorisation dans les bâtiments d’un élevage de lapins exploité par la société civile d’exploitation agricole Realap (la SCEA).
2. Le 5 novembre 2020, invoquant une atteinte à son droit de propriété, une violation de domicile, une atteinte à la réglementation sanitaire en matière d’élevage et un trouble manifestement illicite, la SCEA a assigné en référé l’association afin d’obtenir le retrait du film litigieux, l’interdiction de son utilisation sous astreinte, la publication de la décision à intervenir et une provision à valoir sur la réparation de son préjudice.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
3. L’association fait grief à l’arrêt de déclarer l’action de la SCEA recevable, d’ordonner le retrait du film litigieux et son interdiction sous astreinte, la publication de l’arrêt et de la condamner au paiement d’une provision à valoir sur le préjudice de la SCEA, alors « que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur un autre fondement ; qu’il appartient au juge de restituer leur exacte qualification aux faits litigieux sans s’arrêter à la qualification retenue par les parties ; que pour déclarer l’action recevable, la cour d’appel a énoncé que l’assignation ne se référait pas expressément à une diffamation ; qu’elle a ajouté qu’elle ne pouvait pas interpréter cette assignation pour rechercher si, au-delà des demandes expressément formulées, l’action n’avait pas pour véritable objet la sanction d’un abus de la liberté d’expression ; qu’en s’interdisant de rechercher la véritable qualification des faits litigieux, la cour d’appel a violé l’article 12 du code de procédure civile et l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. »
Réponse de la Cour
4. Contrairement à ce que soutient le moyen, la cour d’appel ne s’est pas interdit de rechercher la véritable qualification des faits litigieux, mais a constaté que l’action était exclusivement fondée sur l’existence d’un trouble manifestement illicite résultant de la violation du droit de propriété de la SCEA, du droit à la protection de son domicile et de la mise en péril de ses intérêts par l’atteinte aux règles sanitaires applicables à son élevage, que l’assignation ne se prévalait d’aucun fait qui pourrait relever de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, et que rien ne justifiait son application.
5. Le moyen manque donc en fait.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
6. L’association fait grief à l’arrêt d’ordonner le retrait du film litigieux et son interdiction sous astreinte, la publication de l’arrêt et de la condamner au paiement d’une provision à valoir sur le préjudice de la SCEA, alors « que pour apprécier l’illicéité manifeste du trouble résultant d’une atteinte à un droit conventionnellement garanti, le juge des référés est tenu de rechercher si cette atteinte n’est pas justifiée par l’exercice d’un droit fondamental de même valeur, et doit s’assurer que les mesures qu’il ordonne ne portent pas une atteinte disproportionnée à un tel droit ; que la liberté d’informer constitue un droit fondamental au même titre que le droit de propriété ; qu’en énonçant seulement, pour refuser de rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si la diffusion des images de l’élevage prises par l’association L214 n’était pas nécessaire à la tenue d’un débat public d’intérêt général sur la question du bien-être animal, que l’association L214 disposait déjà de vidéos et n’avait pas besoin de nouvelles captations pour défense sa cause, la cour d’appel, qui n’a pas opéré le contrôle de proportionnalité entre la liberté d’informer et le droit de propriété auquel il lui appartenait de procéder, a violé l’article 809 du code de procédure civile, dans sa version applicable à l’espèce, ensemble les articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1er de son protocole additionnel n°1. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
7. La SCEA conteste la recevabilité du moyen. Elle soutient qu’il serait nouveau et mélangé de fait.
8. Cependant, dans ses conclusions, l’association a soutenu qu’elle n’avait pas abusé de sa liberté d’expression.
9. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu l’article 835 du code de procédure civile, et les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 1er de son protocole additionnel n° 1 :
10. Selon le premier de ces textes, le président du tribunal judiciaire, même en présence d’une contestation sérieuse, peut prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
11. En vertu du deuxième, toute personne, y compris une association, a droit à la liberté d’expression, comprenant notamment la liberté de communiquer des informations ou des idées, l’exercice de cette liberté comportant toutefois des devoirs et des responsabilités et pouvant être soumis à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires.
12. Suivant le troisième, toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens.
13. Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, entre deux droits conventionnellement protégés, le juge national doit toujours procéder à une mise en balance des intérêts en présence afin de rechercher un équilibre entre les droits en concours et, le cas échéant, privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime (CEDH, arrêt du 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie, n° 33202/96, point 107 ; CEDH arrêt du 16 juillet 2014, Aliiæ et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], n° 60642/08, point 108).
14. Selon cette jurisprudence, les restrictions à la liberté d’expression doivent répondre à un besoin social impérieux, en particulier lorsqu’elles concernent un sujet d’intérêt général, tel que la protection des animaux (CEDH, arrêt du 30 juin 2009, Verein gegen Tierfabriken Schweiz c. Suisse [GC], n° 32772/02, point 92 ; CEDH, arrêt du 22 avril 2013, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC] n° 48876/08, points 103 à 105).
15. En outre, une association qui entend se prévaloir de la liberté d’expression au soutien de la défense de la cause animale doit, comme les journalistes, observer un comportement responsable et, partant, respecter la loi mais, si la violation de la loiconstitue un motif pertinent dans l’appréciation de la légitimité d’une restriction, elle ne suffit pas, en soi, à la justifier, le juge national devant toujours procéder à cette mise en balance des intérêts en présence (CEDH, arrêt du 10 décembre 2007, Atoll c. Suisse [GC] n°69698/01, point 112 ; CEDH, arrêt du 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande [GC], n° 11882/10, point 90).
16. Pour accueillir les demandes de la SCEA, l’arrêt se borne à retenir qu’en pénétrant dans les locaux pour filmer les images litigieuses, l’association a porté atteinte à son droit de propriété, que le droit à la liberté d’expression de l’association n’est pas incompatible avec le respect du droit de propriété et du domicile, dès lors que son objectif était de dénoncer des conditions d’élevage conformes aux normes applicables qu’elle désapprouve et combat et qu’elle dispose déjà d’images pour illustrer sa contestation de ces normes, et que l’association ne justifie dès lors d’aucun motif légitime de nature à faire perdre au trouble invoqué son caractère manifestement illicite.
17. En statuant ainsi, la cour d’appel, qui n’a pas procédé à la mise en balance des intérêts en présence, a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu’il déclare l’action recevable, l’arrêt rendu le 30 novembre 2021, entre les parties, par la cour d’appel de Rennes ;
Remet, sauf sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Rennes autrement composée ;
Condamne la SCEA Realap aux dépens ;
En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du huit février deux mille vingt-trois.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt
Moyens produits par la SCP Piwnica et Molinié, avocat aux Conseils, pour l’association L214.
PREMIER MOYEN DE CASSATION
L’association L214 fait grief à l’arrêt infirmatif attaqué d’avoir déclaré l’action de la société Realap recevable et d’avoir ordonné le retrait de la vidéo litigieuse du site de l’association et des réseaux sociaux sous astreinte de 150 € par jour de retard, d’avoir interdit l’utilisation de cette vidéo sous astreinte de 10.000 € par infraction constatée et d’avoir condamné l’association L214 à la publication de l’arrêt et au paiement de la somme de 1 € à titre de provision à valoir sur le préjudice de Realap,
ALORS QUE les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur un autre fondement ; qu’il appartient au juge de restituer leur exacte qualification aux faits litigieux sans s’arrêter à la qualification retenue par les parties ; que pour déclarer l’action recevable, la cour d’appel a énoncé que l’assignation ne se référait pas expressément à une diffamation ; qu’elle a ajouté qu’elle ne pouvait pas interpréter cette assignation pour rechercher si, au-delà des demandes expressément formulées, l’action n’avait pas pour véritable objet la sanction d’un abus de la liberté d’expression ; qu’en s’interdisant de rechercher la véritable qualification des faits litigieux, la cour d’appel a violé l’article 12 du code de procédure civile et l’article 29 de la loi du29 juillet 1881.
SECOND MOYEN DE CASSATION
L’association L214 fait grief à l’arrêt infirmatif attaqué d’avoir ordonné le retrait de la vidéo litigieuse du site de l’association et des réseaux sociaux sous astreinte de 150 € par jour de retard, d’avoir interdit l’utilisation de cette vidéo sous astreinte de 10.000 € par infraction constatée et d’avoir condamné l’association L214 à la publication de l’arrêt et au paiement de la somme de 1 € à titre de provision,
ALORS QUE pour apprécier l’illicéité manifeste du trouble résultant d’une atteinte à un droit conventionnellement garanti, le juge des référés est tenu de rechercher si cette atteinte n’est pas justifiée par l’exercice d’un droit fondamental de même valeur, et doit s’assurer que les mesures qu’il ordonne ne portent pas une atteinte disproportionnée à un tel droit ; que la liberté d’informer constitue un droit fondamental au même titre que le droit de propriété ; qu’en énonçant seulement, pour refuser de rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si la diffusion des images de l’élevage prises par l’association L214 n’était pas nécessaire à la tenue d’un débat public d’intérêt général sur la question du bien-être animal, que l’association L214 disposait déjà de vidéos et n’avait pas besoin de nouvelles captations pour défense sa cause, la cour d’appel, qui n’a pas opéré le contrôle de proportionnalité entre la liberté d’informer et le droit de propriété auquel il lui appartenait de procéder, a violé l’article 809 du code de procédure civile, dans sa version applicable à l’espèce, ensemble les articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1er de son protocole additionnel n°1.