Il est possible de paralyser, en France, une procédure anti-suit injunction initiée aux Etats-Unis. La Société Lenovo a été condamnée à retirer, sous astreinte, sa demande d’injonction « anti-procès » ou « anti-suit injunction ».
Une telle procédure caractérise un trouble manifestement illicite. Par ailleurs, si la mesure d’interdiction n’est effectivement que temporaire et ne dure que le temps de la procédure engagée devant le juge américain, une telle suspension, eu égard à la durée de celle-ci qui prendra plusieurs années, mais aussi de son issue incertaine, rapportée à la durée limitée de la protection accordée au titulaire d’un brevet, s’apparente à une privation concrète du droit pour son titulaire de se prévaloir et de protéger son titre de propriété industrielle avant son expiration sachant qu’il n’est pas contesté que le juge californien n’est pas saisi et ne pourrait en tout état de cause statuer sur une telle action en contrefaçon qui ressort de la compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris.
Indépendamment de l’appréciation de la conformité à la conception française de l’ordre public international de l’injonction anti-procès (« anti-suit ») déposée par les société Lenovo devant le juge californien, cette mesure par la seule perturbation qu’elle engendre à raison de l’atteinte portée à un droit fondamental, caractérise un trouble manifestement illicite au sens de l’article 835 du code de procédure civile.
Lenovo c/ IPCom
Soutenant que le groupe Lenovo mettait en œuvre ses brevets essentiels, la société IPCom a mis en demeure le groupe Lenovo de répondre à une offre de licence, à défaut de quoi elle engagerait une procédure judiciaire pour la protection de ses droits.
Le groupe Lenovo a saisi le juge californien d’une demande d’injonction anti-procès (anti-suit injunction) afin d’interdire à la société IPCom de poursuivre la procédure engagée au Royaume-Uni et d’engager d’autres actions en contrefaçon à leur encontre ou de leurs filiales et clients, ou encore de demander à un tribunal étranger d’ordonner des mesures visant à empêcher les filiales du groupe Lenovo de mettre en oeuvre une telle injonction anti-procès, tant que la juridiction californienne n’aura pas statué sur les conditions d’octroi d’une licence.
Pouvoirs du juge des référés
Le juge des référés a rejeté l’exception d’incompétence soulevée en se fondant sur l’article 46 du code de procédure civile après avoir considéré, que s’il était fait droit par le juge américain, à l’injonction anti- procès (« anti-suit »), la société IPCom se verra privée du droit d’agir devant le juge français pour faire valoir ses droits sur la partie française du brevet européen dont elle est titulaire et qu’elle subirait alors sur ce territoire, un dommage.
Fondement juridique de la demande de retrait
En application de l’article 835 du code de procédure civile, le président du tribunal judiciaire peut même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Est susceptible de constituer un trouble manifestement illicite toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit.
L’objet de l’injonction anti-procès déposée devant la juridiction américaine était bien d’interdire à la société IPCom d’une part, de poursuivre l’action en contrefaçon de brevet déposée au Royaume-Uni contre les sociétés affiliées des sociétés américaines Lenovo au Royaume-Uni mais aussi d’autre part, d’interdire à la société IPCom d’intenter contre les demandeurs (les sociétés américaines Lenovo), les sociétés affiliées des demandeurs ou l’un de leurs clients, toute action alléguant une violation des brevets essentiels dont se prévaut la société IPCom et ce durant l’action en cours devant la juridiction Californienne.
La demande d’injonction anti-procès avait ainsi aussi pour objet d’empêcher l’engagement et/ou la poursuite de toute action en contrefaçon visant les sociétés du groupe Lenovo, en ce compris celles susceptibles d’être engagées devant une juridiction française.
Périmètre de l’anti-injunction
Le système américain de common law reconnaît en effet au juge la faculté d’enjoindre à une partie de ne pas engager une procédure parallèle dans le même pays ou un pays étranger si celle-ci compromet le déroulement ou l’issue de la procédure dont cette juridiction est déjà saisie et particulièrement lorsqu’une telle action « vise à compromettre la capacité du tribunal de parvenir à un résultat juste dans l’affaire dont il est saisi » (Microsoft Corp. c. Motoral, Inc. 696 F. 3d 872, 886 (9th Cir. 2012) ou « lorsque des retards inutiles et des inconvénients et des frais importants pour les parties et les témoins » découleront vraisemblablement du règlement d’une question dans deux actions distinctes ou encore « lorsque des décisions distinctes pourraient donner lieu à des décisions incohérentes ou même à une course au jugement ».
La société IPCom était donc susceptible de se voir interdire par le juge californien au regard de la faculté offerte par son droit, d’engager et/ou de poursuivre toute action en contrefaçon des brevets à l’encontre de sociétés du groupe Lenovo et/ou de leurs clients pour protéger la partie française du brevet EP 268 dont elle est titulaire et particulièrement devant les juridictions françaises.
Trouble manifestement illicite constitué
Un tel empêchement caractérise un trouble manifestement illicite dès lors qu’il porte atteinte au droit pour le titulaire d’un brevet industriel de se prévaloir devant le seul juge compétent pour statuer sur la contrefaçon de son titre de propriété, et ce au mépris non seulement des dispositions du code de la propriété intellectuelle et notamment de l’article L. 611- 1 du code de la propriété intellectuelle selon lequel « toute invention peut faire l’objet d’un titre de propriété industrielle délivré par le directeur de l’Institut national de la propriété industrielle qui confère à son titulaire ou à ses ayants cause un droit exclusif d’exploitation » et de l’article L. 615-1 du même code qui dispose que « Toute atteinte portée aux droits du propriétaire du brevet, tels qu’ils sont définis aux articles L. 613-3 à L. 613-6, constitue une contrefaçon », mais aussi de la protection accordée au droit de propriété par les normes européennes et notamment l’article 1er du Protocole 1 de la Convention européenne des droits de l’homme selon lequel « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens.
Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international », de l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne incluant expressément dans cette protection la propriété intellectuelle, et enfin des articles 6 § 1 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme relatifs au droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, et au droit à un recours effectif devant une instance nationale. Télécharger la décision