COUR D’APPEL DE BORDEAUX
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 27 AVRIL 2023
N° RG 22/02299 – N° Portalis DBVJ-V-B7G-MWGL
[G] [U]
c/
[X] [U]
S.C.I. SCI [U]
Nature de la décision : APPEL D UNE ORDONNANCE DE MISE EN ETAT
Grosse délivrée le : 27 avril 2023
aux avocats
Décision déférée à la cour : ordonnance rendue le 28 février 2022 par le Juge de la mise en état de du Tribunal judiciaire BORDEAUX (chambre : 1, RG : 21/01493) suivant déclaration d’appel du 11 mai 2022
APPELANT :
[G] [U]
né le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 5] (TURQUIE)
de nationalité Française, demeurant [Adresse 3]
Représenté par Me Jean-jacques CALDERINI de la SELARL TAX TEAM ET CONSEILS SOCIÉTÉ D’AVOCATS, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉ S :
[X] [U]
né le [Date naissance 1] 1976 à [Localité 5]
de nationalité Turque
demeurant [Adresse 2]
S.C.I. [U] prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social
demeurant [Adresse 4]
Représentés par Me Paul-andré VIGNÉ de la SCP TMV, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 912 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 02 mars 2023 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Bérengère VALLEE, conseiller, chargé du rapport,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Roland POTEE, président,
Bérengère VALLEE, conseiller,
Emmanuel BREARD, conseiller,
Greffier lors des débats : Séléna BONNET
ARRÊT :
– contradictoire
– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
* * *
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE
M. [X] [U] et son frère M. [G] [U] ont créé, le 11 mars 2002, la SCI [U] dont ils détiennent chacun 50 des 100 des parts sociales composant le capital social.
M. [G] [U] est devenu gérant de cette société aux lieu et place de son frère [X], initialement désigné en cette qualité en 2002, suivant une assemblée générale du 1er mars 2010.
M. [X] [U] a obtenu la désignation, par ordonnance du juge des référés du tribunal de grande instance de Bordeaux du 31 juillet 2017, d’un administrateur ad hoc en la personne de Maître [O] avec pour mission de convoquer une assemblée générale aux fins d’approbation des comptes de 2011 à 2015.
Aux termes d’une assemblée générale du 7 novembre 2017, les associés ont voté :
* le constat de l’absence de comptabilité régulière et d’assemblée générale ;
* le refus d’approbation des comptes annuels clos au 31 décembre 2011, 2012, 2013, 2014 et 2015.
Par décision unanime des associés du 15 mars 2019, M. [X] [U] a finalement été nommé co-gérant.
En 2020, la SCI [U] a fait l’objet d’un contrôle de l’administration fiscale, qui a relevé des irrégularités.
Se plaignant de divers manquements de M. [G] [U] et d’une mésentente entre associés, M. [X] [U] a, par acte du 17 février 2021, fait assigner son frère et la SCI [U] aux fins de dissolution de la SCI et en responsabilité de M. [G] [U] en sa qualité de gérant.
Selon conclusions d’incident en date du 10 novembre 2021, M. [X] [U] et la SCI [U] ont saisi le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Bordeaux afin d’obtenir la désignation d’un administrateur provisoire avec pour mission de gérer, d’administrer et de diriger la SCI [U] jusqu’à ce que le tribunal prononce la dissolution judiciaire de la société et désigne un liquidateur.
Par conclusions d’incident du 17 janvier 2022, M. [G] [U] a soulevé l’irrecevabilité des demandes de M. [X] [U] pour défaut de qualité à agir et prescription.
Par ordonnance du 28 février 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Bordeaux a :
– dit que la demande tendant à voir écarter les conclusions et pièces notifiées le 17 janvier 2022 par M. [G] [U] est irrecevable,
– rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U] pour exercer l’action ut singuli en responsabilité à l’encontre de M. [G] [U] et pour former les autres prétentions,
– rejeté la fin de non recevoir tirée de la prescription des faits allégués de détournement antérieurs au 17 février 2016, d’un montant de 297 319,63 euros,
– rejeté la demande de désignation d’un administrateur provisoire,
– rejeté la demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– renvoyé l’affaire à l’audience de mise en état du 05 mai 2022 avec injonction de conclure au fond à M. [G] [U],
– réservé les dépens.
M. [G] [U] a relevé appel de cette ordonnance par déclaration du 11 mai 2022 et par conclusions déposées le 16 février 2023, il demande à la cour de :
– confirmer l’ordonnance du juge de la mise en état en date du 28 février 2022 en ce qu’elle a :
* dit que la demande tendant à voir écarter les conclusions et pièces notifiées le 17 janvier 2022 par M. [G] [U] est irrecevable,
* rejeté la demande de M. [X] [U] de voir désigner un administrateur provisoire pour la SCI [U],
– infirmer l’ordonnance du juge de la mise en état en date du 28 février 2022 pour le surplus et donc en ce qu’elle a :
* rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U] pour exercer l’action ut singuli en responsabilité à l’encontre de M. [G] [U] et pour former les autres prétentions,
* rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription des faits allégués de détournement antérieurs au 17 février 2016, pour un montant de 297 319,63 euros,
En conséquence,
– prononcer l’irrecevabilité de l’ensemble des demandes de M. [X] [U] faute de qualité à agir et subsidiairement l’irrecevabilité faute de qualité à agir des demandes formulées par les demandeurs en application de l’article 1843-5 alinéa 1er du code civil et donc l’irrecevabilité des demandes en réparation du préjudice qui aurait été subi par la SCI [U] chiffré à 449 369 euros,
– prononcer l’irrecevabilité des demandes de M. [X] [U] qui sont prescrites à savoir toutes les demandes de condamnation de M. [G] [U] qui ont pour fondement les sommes débitées avant le 17 février 2016, d’un montant total de 297 319,63 euros,
– débouter M. [X] [U] de sa demande de désignation d’un administrateur provisoire au bénéfice de la SCI [U] ayant pour mission de gérer, d’administrer et de diriger la SCI [U],
– condamner M. [X] [U] au paiement de la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens,
Subsidiairement, si la cour d’appel de Bordeaux venait à infirmer l’ordonnance du juge de la mise en état rendue le 28 février 2022 en ce qu’elle a rejeté la demande de désignation d’un administrateur provisoire :
* dire que la mission de l’administrateur provisoire désigné prendra fin à la date du jugement statuant sur le fond.
Par conclusions déposées le 17 novembre 2022, M. [X] [U] et la SCI [U] demandent à la cour de :
– ordonner le rabat de la clôture à la date des plaidoiries,
– confirmer l’ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Bordeaux du 28 février 2022 dans l’instance n° 21/01493 en ce qu’elle a :
* rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U] pour exercer l’action ut singuli en responsabilité à l’encontre de M. [G] [U] et pour former les autres prétentions,
* rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription des faits allégués de détournement antérieurs au 17 février 2016 d’un montant de 297 319,63 euros,
* rejeté la demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– réformer ladite ordonnance en ce qu’elle a :
* rejeté la demande de désignation d’un administrateur provisoire.
En conséquence, et statuant à nouveau,
– désigner tel administrateur provisoire qu’il plaira avec pour mission de gérer, d’administrer et de diriger la SCI [U] jusqu’à ce que le tribunal judiciaire de Bordeaux ait prononcé la dissolution judiciaire et désigné un liquidateur,
– fixer la rémunération de l’administrateur provisoire ainsi désigné,
– dire que la rémunération de l’administrateur provisoire ainsi désigné sera supportée par la SCI [U],
En tout état de cause,
– réserver les dépens.
L’affaire a été fixée à l’audience rapporteur du 17 novembre 2022, avec clôture de la procédure à la date du 3 novembre 2022.
L’affaire a été renvoyée à la demande des parties à l’audience du 2 mars 2023 avec clôture de la procédure au 16 février 2023, pour permettre à l’appelant de répondre aux conclusions de l’intimé déposées le 17 novembre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U] en réparation d’un préjudice subi par la SCI [U]
M. [G] [U] fait grief à la décision attaquée d’avoir déclaré recevable l’action sociale initiée par M. [X] [U] alors que celui-ci n’avait pas qualité à agir. Il soutient qu’en agissant en son nom propre afin d’obtenir la réparation d’un préjudice subi par la SCI [U], M. [X] [U] a exercé une action ut singuli alors que celle-ci ne revêt qu’un caractère subsidiaire, sans avoir justifié au préalable de la carence des organes sociaux. Il affirme que l’inertie des représentants légaux n’a jamais été constatée, le fait que M. [X] [U] soit nommé co-gérant de la SCI et puisse prendre des décisions de gestion au nom de la société et notamment désigner un cabinet d’expertise comptable, constituant des preuves du fonctionnement de la société.
Les intimés sollicitent la confirmation de l’ordonnance en ce qu’elle a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U] pour exercer l’action ut singuli en responsabilité à l’encontre de M. [G] [U].
Aux termes de l’article 1843-5 du code civil,
‘Outre l’action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l’action sociale en responsabilité contre les gérants. Les demandeurs sont habilités à poursuivre la réparation du préjudice subi par la société ; en cas de condamnation, les dommages-intérêts sont alloués à la société.
Est réputée non écrite toute clause des statuts ayant pour effet de subordonner l’exercice de l’action sociale à l’avis préalable ou à l’autorisation de l’assemblée ou qui comporterait par avance renonciation à l’exercice de cette action.
Aucune décision de l’assemblée des associés ne peut avoir pour effet d’éteindre une action en responsabilité contre les gérants pour la faute commise dans l’accomplissement de leur mandat.’
L’action ut singuli permet aux associés d’agir individuellement pour défendre les intérêts de la société en tant que telle.
Si l’action ut singuli exercée dans l’unique intérêt de la société ne présente qu’un caractère subsidiaire par rapport à l’action ut universi, elle peut toutefois être engagée en cas de carence des organes sociaux, c’est-à-dire lorsque la société n’a pas elle-même agi par l’intermédiaire de son représentant légal.
En l’espèce, alors que M. [X] [U] a la double qualité de co-gérant et de co-associé de la SCI [U], un litige l’oppose à M. [G] [U], lui-même co-gérant et co-associé de la société, son action ayant pour objet de mettre en cause la responsabilité de M. [G] [U], d’une part, dans le préjudice subi par la SCI [U] avec l’action sociale ut singuli et, d’autre part, dans son préjudice personnel avec une action engagée à titre individuel.
Comme justement relevé par le premier juge, le conflit existant entre les deux représentants légaux de la SCI [U] caractérise l’existence d’une situation de blocage dans l’exercice de l’action sociale ut universi, alors que la SCI [U] a été régulièrement mise en cause.
La mise en oeuvre de l’action ut singuli par M. [X] [U] doit donc être déclarée recevable et l’ordonnance sera par conséquent confirmée en ce qu’elle a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de M. [X] [U].
Sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription
M. [G] [U] reproche à la décision attaquée d’avoir déclaré recevables les demandes de condamnation de M. [X] [U] ayant pour fondement les sommes débitées avant le 17 février 2016 d’un montant total de 297 319,63 euros alors qu’elles sont prescrites sur le fondement de l’article 2224 du code civil. Reprenant son argumentaire de première instance, il conteste que l’assignation en référé en date des 1er et 6 juin 2017 ait eu un effet interruptif de prescription, arguant que seule une demande en paiement aurait pu interrompre la prescription. Il souligne que son frère ne peut valablement prétendre qu’il n’a eu connaissance des faits qu’il lui reproche qu’après 2017 alors qu’il a été informé de toutes les opérations qui ont eu lieu au fur et à mesure de leur réalisation.
M. [X] [U] soutient qu’il n’a commencé à découvrir les faits de détournement qu’à compter de 2017, soulignant que l’opacité de la gestion a empêché le mandataire ad hoc, ainsi que l’expert amiable qu’il a mandaté, d’exercer leur mission.
Aux termes de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
En l’espèce, la prescription soulevée est relative à des sommes débitées avant le 17 février 2016 pour un montant de 297.319,63 euros.
Les débats d’appel et les pièces soumises à la cour n’apportent aucun élément nouveau de nature à remettre en cause l’exacte appréciation du premier juge qui, considérant que l’opacité de gestion avait été unanimement reconnue par l’assemblée générale du 7 novembre 2017 par laquelle les associés ont voté le constat de l’absence de comptabilité régulière et d’assemblée générale ainsi que le refus d’approbation des comptes annuels clos au 31 décembre 2011, 2012, 2013, 2014 et 2015, a estimé que M. [G] [U] ne démontrait pas comment son frère, qui n’avait récupéré la qualité de co-gérant qu’à compter du 15 mars 2019, avait pu avoir connaissance, avant l’année 2017, des faits de détournements reprochés. L’assignation ayant été délivrée par acte du 17 février 2021, l’action n’est donc pas prescrite.
L’ordonnance sera par conséquent confirmée en ce qu’elle a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription des faits allégués de détournement antérieurs au 17 février 2016.
Sur la désignation d’un administrateur provisoire
M. [X] [U] fait grief à l’ordonnance attaquée d’avoir rejeté sa demande en ce sens alors qu’il existe de graves dissensions entre les deux frères, se traduisant par des violences et menaces de mort, affectant le fonctionnement normal de la SCI et compromettant gravement ses intérêts avec une volonté clairement affirmée de détournement des actifs sociaux. Il souligne que par ordonnance d’homologation du 10 mai 2021, M. [G] [U] a été reconnu coupable d’avoir volontairement effectué des menaces de mort de manière réitérée à son égard et a été frappé d’une interdiction d’entrer en relation avec lui pendant trois ans. Il ajoute que la paralysie du fonctionnement de la SCI est avérée en l’absence d’assemblée générale et de comptabilité régulière, ce qui a entraîné un redressement fiscal, arguant également des détournements reprochés à son frère. Il conclut que les agissements de M. [G] [U] menaçent la SCI d’un péril imminent, d’autant que ce dernier sous-entend qu’il va liquider tous les biens de la société afin de ne rien laisser à son frère.
M. [G] [U] conclut à la confirmation de l’ordonnance, faisant valoir qu’il n’a commis aucune faute de gestion, que la comptabilité était régulièrement tenue pendant sa gérance et qu’il produit les états comptables des exercices 2019 et 2020, ajoutant que les SCI n’ont pas l’obligation de tenir une comptabilité. Il soutient que son frère a lui-même procédé à des prélèvements personnels de fonds sur le compte de la SCI. Enfin, il affirme que le fonctionnement de la société n’est pas paralysé, la désignation de M. [X] [U] en qualité de co-gérant démontrant bien que la SCI fonctionne. Il conteste l’existence d’un péril imminent puisque son frère lui reproche des faits antérieurs à la situation de co-gérance. Enfin, il relève que la désignation d’un administrateur provisoire ne sera d’aucune utilité et présente un coût pour la SCI.
La désignation judiciaire d’un administrateur provisoire est une mesure exceptionnelle qui suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et la menaçant d’un péril imminent.
En l’espèce, c’est par de justes motifs que la cour adopte que le premier juge a estimé que s’il existe de graves dissensions entre les deux frères, celles-ci n’empêchent pas le fonctionnement de la société. En effet, M. [G] [U] et M. [X] [U] sont co-gérants et peuvent chacun convoquer les assemblées générales, le premier juge observant à raison que M. [X] [U] a pu désigner, sans opposition de la part de son frère, un cabinet d’expert comptable afin d’exercer un contrôle sur la gestion qu’il dénonce. En outre, compte tenu de cette co-gérance mise en place depuis 2019, aucun péril imminent pour la société n’est caractérisé, les griefs allégués de détournements étant antérieurs à cette co-gérance.
Faute de preuve d’une paralysie de la société ou de l’existence d’un péril imminent menaçant celle-ci, l’ordonnance sera confirmée en ce qu’elle a rejeté la demande de désignation d’un administrateur provisoire.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
Aux termes de l’article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. Chacune des parties conservera la charge des dépens d’appel par elle exposés.
En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. En l’espèce, il n’y a pas lieu à condamnation sur ce fondement compte tenu des circonstances du litige.